Le "temple des crânes", la "comète de l'apocalypse"... Le plus ancien monument de pierre de la planète est au carrefour de bien des théories.
C'est un petit monticule d'une quinzaine de mètres de haut, artificiellement construit sur un sommet situé à 750 mètres d'altitude, au sud de la Turquie, à une soixantaine de kilomètres de la frontière syrienne.
Les ruines sont des cercles de pierre, des monuments décorés de gravures représentant des animaux, des humains... En tout, ces cercles font environ 300 mètres de diamètre. En comparaison, ce qu'il reste du cercle de pierres de Stonehenge, en Angleterre, en fait une cinquantaine.
7.500 ans avant la pyramide de Khéops
Détail d'un pilier de Gobekli Tepe. (German Archaeological Institute/DAI)
Pour le profane, ces blocs de pierre sculptés ressembleraient davantage à ceux d'une cité mycénienne ou aztèque qu'à des dolmens et menhirs. Pourtant, Gobekli Tepe a vu le jour il y a 12.000 ans.
Le chiffre impressionne mais il est encore plus extraordinaire lorsqu'on le compare à des repères historiques et préhistoriques plus familiers. 12.000 ans, c'est 5.500 ans avant le début des alignements de Carnac, plus de 6.500 ans avant les premières cités sumériennes, 7.000 ans avant Stonehenge, 7.500 ans avant la pyramide de Khéops. C'est même près de 1.000 ans avant Jéricho, l'un des premiers sites urbanisés connus.
Bien sûr, ce temple de pierre n'a pas été construit en un jour. Les parties les plus anciennes sont des piliers en T pesant plusieurs tonnes, disposés en cercles. Au millénaire suivant, on trouve des constructions rectangulaires, plus petites. Quelques centaines d'années plus tard, l'accumulation de sédiments et les traces d'activités agricoles indiquent la fin d'une époque...
Lorsque les premières pierres de Gobekli Tepe ont été posées, la planète avait un autre visage. La plupart des humains se livraient principalement à la chasse (notamment au mammouth) et à la cueillette, et la grande révolution agricole ne s'était pas encore étendue sur le Moyen-Orient, encore moins sur l'Europe.
La comète de la petite glaciation
C'était surtout une période charnière côté climat. La période du Dryas récent est un intermède froid, une sorte de "mini âge glaciaire" qui précède le réchauffement menant à la sédentarisation agricole des humains. Ce refroidissement de 1.300 ans semble avoir été brutal, et les scientifiques ont émis plusieurs hypothèses pour l'expliquer. Certains pensent qu'une importante fonte des glaces a modifié les courants océaniques réchauffant l'hémisphère nord, provoquant ainsi son refroidissement. D'autres évoquent un arrêt du courant El Niño, ou encore la modification de la circulation atmosphérique. Mais une autre hypothèse a attiré l'attention par son sensationnalisme : le refroidissement aurait été dû à l'impact d'une comète.
La théorie n'est pas prouvée, et elle est très controversée, mais elle a trouvé des alliés… à Gobekli Tepe. Dans une étude publiée au printemps dans la revue "Mediterranean Archaeology and Archaeometry", Martin Sweatman et Dimitrios Tsikritsis, de l'université d'Edimbourg (Ecosse) ont en effet décidé de décoder les inscriptions sur les pierres antiques à la lumière de cette possible rencontre cosmique.
Pour eux, ce serait bien une comète géante qui se serait désintégrée dans l'espace. Un essaim de fragments aurait ensuite heurté la Terre, causant la fameuse glaciation. Ils citent pour preuve un échantillon de glace du Groenland, mais aussi des dessins dans l'une des pierres du temple antique, la "pierre-vautour". Les deux scientifiques écossais ont interprété les animaux représentés sur la pierre comme étant des symboles astronomiques, et ont utilisé un logiciel pour reconstituer les positions des étoiles à l'époque.
Il y aurait donc eu, selon eux, un important événement dans le ciel voici 12.950 ans, et les habitants de Gobekli Tepe auraient voulu préserver le souvenir du "pire jour de l'histoire depuis la fin du dernier âge glaciaire." De cette interprétation, ils déduisent aussi l'une des fonctions de Gobekli Tepe : c'était le premier observatoire !
Mais cette théorie hardie ne suscite pas l'enthousiasme des spécialistes du lieu. Les archéologues en charge des fouilles du site ont donc publié une réponse dans la même revue en démontant les arguments des deux Ecossais. Ils signalent, entre autres, que le fameux pilier faisait très probablement partie d'une structure couverte d'un toit, ce qui semble un peu bizarre pour un observatoire astronomique.
La chronologie citée ne colle pas non plus : 12.950 ans, c'est tout de même presque un millénaire plus vieux que les plus anciennes datations des structures en question. Enfin, reconnaître des configurations célestes dans les animaux sans rien connaître des références culturelles des habitants de Gobekli Tepe leur paraît "incroyablement arbitraire." Autant pour le scénario-catastrophe !
Crânes rituels et culte des ancêtres
Détails de modifications sur des fragments de crânes. (Julia Gresky, DAI)
La thèse de la comète n'est pas la seule illustration récente de la fascination exercée par les mystères de Gobekli Tepe. La découverte de fragments crânes du Néolithique recouverts de marques faites de main d'homme a donné lieu à l'hypothèse, beaucoup plus sérieuse, d'un "culte des crânes" sur le site.
Dans une étude parue fin juin dans "Science Advances", Julia Gresky, Juliane Haelm et Lee Clare, de l'Institut archéologique allemand, se sont penchés sur des morceaux de crânes découverts là-bas, avec des incisions, des traces d'ocre et même un trou foré laissant penser que le crâne était suspendu par un fil. Des modifications effectuées avec des outils de pierre, donc volontairement par des humains.
Pour les auteurs, il s'agirait là de crânes décorés pour "vénérer les ancêtres peu de temps après leur mort," ou encore pour marquer les crânes d'ennemis utilisés comme trophées. Le "culte des crânes" n'est pas un phénomène inconnu dans l'histoire (ou la préhistoire), et est même relativement courant dans cette région du monde, mais ceux de Gobekli Tepe en constitueraient une variation originale.
Il faut également noter que s'il s'agit très certainement d'un temple, le monument de pierre n'était pas un lieu d'inhumation. Les crânes font donc partie d'ossements qui étaient probablement utilisés lors de rituels. Mais leur découverte est un pas important dans notre compréhension de la vie et des coutumes des utilisateurs du site.
Un centre spirituel pour nomades ?
Il est difficile, même pour les spécialistes, de dire exactement ce qu'était le site de Gobekli Tepe et qui étaient ceux qui l'ont construit. Les habitants du lieu n'utilisaient bien sûr pas de système d'écriture, et n'ont pas laissé de récit de leurs vies et de leurs pratiques. Du fait qu'il n'y avait pas d'habitations, il n'y a pas non plus d'outils de la vie quotidienne de ceux qui ont construit ce monument.
"Après environ vingt ans de fouilles et de recherches, nous commençons à percevoir le site de Gobekli Tepe comme une sorte de point de rencontre de plusieurs groupes de chasseurs de cette zone," expliquait Jens Notroff, de l'Institut archéologique allemand, l'un des spécialistes du lieu. Il faut se souvenir que l'on n'est pas encore à la grande révolution agricole qui voit les humains se sédentariser, ce sont des nomades qui vivent encore de chasse et de cueillette.
Les archéologues rechignent à employer le mot "temple," car il impliquerait l'adoration d'une divinité ou d'un panthéon dont nous n'avons aucune connaissance, et une forme de religion dont on ne sait pas si elle existait à l'époque. En revanche, ils n'hésitent pas à parler d'endroit rituel, même si, comme le précise Jens Notroff, "la distinction entre le sacré et le profane comme deux sphères strictement séparées et une vision plutôt moderne et occidentale."
On sait que les gens y organisaient de grands festins et y consommaient de grandes quantités d'alcool : on a retrouvé beaucoup de restes de gibier et de très grands récipients de pierre avec des résidus de boissons.
Le fait même que des nomades aient pu se rassembler pour construire un tel endroit en dit beaucoup sur leur degré d'organisation sociale. Les archéologues évoquent la division du travail, la coopération et la coordination nécessaires pour mener des travaux d'une telle ampleur.
"Les études ethnographiques ont montré que les projets communautaires et les festins sont des facteurs importants pour la cohésion du groupe. En particulier, des petits groupe de chasseurs-cueilleurs sont dépendants de rencontres régulières pour échanger des informations, des biens et des partenaires de mariage..." précise l'archéologue. L'architecture monumentale et les dessins sur les piliers sont aussi des indices que l'endroit était aussi dédié à la mémoire de la communauté.
Point de rencontre entre tribus évoluant sur différents terrains de chasse, lieu de festivités, le "temple de 12.000 ans" est un témoignage sans égal de l'aube des civilisations humaines.